J’ai peut-être existé…
Le brouillard s’épaississait tandis que le jour tardait à se lever. On aurait dit que la nuit s’était encore invitée au fond de mes yeux. Je relisais mes vieux carnets. Aucune amélioration … en vingt cinq ans, pitoyable !
Ce besoin d’auto-destruction était toujours planté dans mes tripes comme une graine héréditaire semée bien avant ma naissance et qui n’attendait que mon esprit curieux pour se développer dans un fertile terreau.
Rien à foutre de l’amour de la vie !
Les marchands de bons sentiments, les conseilleurs, tous ceux qui m’affirmaient qu’il fallait vivre l’instant présent, pleinement. Que la recette du bonheur était là, dans ce simple axiome.
Le malaise était ailleurs.
Je savais reconnaître la beauté d’un bourgeon qui deviendrait cette feuille vert tendre, humer cette fleur qui donnerait le fruit juteux en été.
Oui, je savais les beautés que renferme notre terre, les joies et les rires des enfants, les sourires complices des amoureux, je connaissais tout ça. Je n’avais plus besoin qu’on me le raconte, je l’avais vu, je l’avais vécu.
Mais l’existence dans tout ça ?
Je cherchais depuis des décennies l’utilité de mon passage ici.
Toutes ces merveilles étaient-elles un but ou n’étaient elles qu’une simple compensation pour me faire continuer ?
Je remplissais ma vie, les heures, les jours et les semaines passaient, pleines d’une monotonie incontournable et pourtant souvent tristement heureuse. Je le dis sans honte.
Seulement l’homme est malin, ou tout simplement humain. Pour ne pas se noyer dans un vide existentiel inévitable et invivable il crée lui-même la vie, se rendant immortel : voilà que viennent les enfants, accompagnés par cette formidable impression d’exister. Enfin !
Mais attention aux illusions déçues, instants magiques et éphémères, il fallait en profiter, comme pour le reste, car rapidement nous nous retrouvions devant ce même vide, plus grand aprés avoir connu la pleinitude.
En feuilletant ces confessions je me rendais bien compte que tout était bien plus profond que l’état d’âme mélancolique qui nous envahit à l’approche de l’hiver.
Rien à voir également avec la peur d’affronter la vie. Non, j’étais plutôt dans l’expectative du « pourquoi combattre ? », « à quoi pouvait servir la vie ? ».
Je ne me sentais ni Sœur Emmanuelle, ni l’Abbé Pierre. Je les admirais mais n’aimais pas suffisamment le genre humain et ses mesquineries pour partir dans cette direction, il me manquait la foi, un Dieu.
Je pensais que si les Brigades Rouges ou Action Directe avaient encore fait partie de notre paysage je me serais laissé tenter par un rôle de figurant kamikaze dans une représentation unique et improvisée, histoire de dire : « j’ai peut-être existé ! ».
Mais l’heure tournait, je replaçais mes souvenirs et toute cette confusion qui les entourait dans la boîte-à-chaussures-coffre-fort. Je refermais le placard.
En bas, à l’étage du dessous, tout le monde avait faim. Des cris m’appelaient pour le repas.
Je passais mes mains sous l’eau pour effacer toute trace de mort.
Je descendais dîner.